Un jour je serai le meilleur pêcheur ‹ Troy et John

Le présentateur beugle. Les vieux du public beugle. Je beugle. Ce refouloir de violents anonymes a attiré plus de gens qu'il n'était censé le faire, et cela se sent. Des tribunes ont été dépêchées de chaque côté des gradins ; puis des bancs de touche, devant les premiers rangs bondés de premiers arrivés. Des premiers arrivés pensant choisir une place d'exception et posant leurs fesses si près de leur idole. Des premiers arrivés crachant sur la vague d'amateurs gravitant autour de l'évènement sans raison, comme une mouche et une lampe anti-moustique. Des premiers arrivés comme John et moi.

Jamais je n'aurais laissé échapper l'opportunité de rencontrer le pêcheur Bob.

JAMAIS.

Ah ! Les candidats s'avancent sur la scène. Et... Hahahaahahaha ! Kimberley du 38 ! Toujours là quand on ne veut pas d'elle ; jamais là quand on en a besoin. Elle a dû maitriser l'art du fishing sur le Poryweb pour escroquer des prépubères en manque de nudes. Second participant : James Nichols. Le monde se rétrécit à vue d’œil. Le bougre m'avait caché son penchant pour la pêche. Mais je comprends. Son calme impérieux légitime sa présence ici ; il a toutes les qualités nécessaires pour atteindre le podium, le bouquet de fleurs, la coupe, et cette sublime canne à pêche. Quant au troisième...

Bordel. Qui s'est occupé du recrutement ? C'est Busu. LE Busu. Autant organiser une rencontre entre le Maître de la Ligue et feu mon père ; il y aura davantage de challenge. Cet humanoïde n'appartient pas à la même catégorie. Il est une étoile montante de la scène halieutique. Tous les journaux de la profession l'ont déjà mentionné dans l'une de leurs pages. Je ne serais pas étonné qu'il ait posé avec son Mr. Mime pour une première de couverture, depuis le temps. Les deux travaillent main dans la main. Un délice pour les yeux. Un duo extraordinaire. Il n'y a plus de secret : le mystère de la sur-occupation des gradins s'explique en direct live.

— Toi, le blond, et vous deux, les jumeaux ! Allez, sur le ring, vous ne regretterez pas cette expérience inoubliable !

Le présentateur me désigne. Et John, aussi, oui. Et Nathaniel. Mais il me désigne.

Je bondis de mon siège, enjambe les deux premiers rangs qui me séparent de la bedaine du pêcheur Bob, trébuche sur une ultime marche, m'éclate sur l'herbe, roule au sol, me relève, époussette les manches de ma veste, allume une cigarette sans trembler, tire une bouffée de nicotine, prend la pose.

— Hey. Moi, c'est Troy O'Bowen. Je représente l'Emblème.

Les choses sérieuses commencent. J'ai franchi la limite entre spectateur et joueur, et une loi tacite m'oblige à m'investir à cent pourcents pour remporter la coupe. Par chance, le hasard me sourit. Nathaniel du côté de la Rune et de sa consœur @nekokimberley ; John face aux yeux globuleux de Busu et Mr. Mime ; James me saluant à mon arrivée devant mon aura de tabac.

— Ça fait un bail, James. La forme ?
— Ça peut aller mieux. Et toi ?
— Oh, on fait avec...

Je cache ma joie au mieux. C'est le plus beau jour de ma vie.

— Au fait, je n'ai pas pu te le répéter depuis, mais encore merci pour le filon Anima. Rien que pour ça, je pourrais te laisser gagner, haha.
— Il n'y a pas de quoi. Je devais m'absenter.
— Bon, j'ai un début de plan d'attaque. On coopère contre nos adversaires ?
— Hm. Je t'écoute. Je n'ai pas d'énormes attentes de ce tournoi, je te l'avoue. Je ne sais toujours pas pourquoi je suis là. Je me rappelle avoir signé un document pour rejoindre la milice nocturne de Minami – la ville soupçonne une mafia de s'être installée ici. Et puis, on m'a appelé et trainé de force ici, prétextant que j'avais certifié sur l'honneur de vouloir participer au tournoi de pêche. Je compose donc l'élite des pêcheurs en Mhyone. C'est triste. Légèrement flatteur, mais surtout triste.
— Autant en profiter. D'ailleurs, j'ai peut-être des intel pour ton affaire de mafia. J'ai rencontré un chef de gang il y a quelques semaines. Avec un commerce basé à Minami, comme la ville le craint. On en reparle après le tournoi ?
— Avec plaisir.

Je me rapproche de lui, le vent du complot en poupe. Un sourire narquois se greffe au coin de mes lèvres, prêt à dévaster mon flegme en cas de victoire.

— Bon. Tu connais Kimberley. La pauvre a perdu son Choupidou, et elle n'a jamais été aussi fragile mentalement. (Je lève mon index.) Première faille. Deuxième faille : son nouveau camarade, Nathaniel Miller ci-présent, est en possession de son Choupidou. (Je lève mon majeur.) Il y a de quoi lapider deux participants d'une seule pierre.
— Tu es horrible.
— Oui je sais.
— Et pour ton frère ?
— Je lui glisserai un petit mot à l'oreille. Il sait à quel point je tiens ce tournoi à cœur.
— On dirait que tu as déjà tout prévu...
— Ça carbure fort, là-haut, dis-je en tapotant mon crâne. Une usine à victoire. Je sais mettre les bouchées doubles pour ridiculiser les autres groupes, crois-moi.

Je me redresse, m'éloigne de James, reprends ma position initiale. Le pêcheur Bob s'apprête à faire un discours ; j'ouvre mes esgourdes comme jamais un aveugle ne l'a fait. Car, il faut l'avouer, nous sommes tous dans l'ombre devant sa prestance.

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Je n'ai jamais pêché de ma vie.

Je fixe mon appât avec des yeux de merlan frit. Inspecte mon hameçon sous toutes les coutures. Penche ma tête sur le côté en comprenant qu'il faille répéter ce rituel à chaque lancer, réussite comme échec. Je regarde derrière moi : il semble que j'ai le champ libre pour faire virevolter ma canne d'arrière en avant – le b.a-ba de tout pêcheur. Mais il y a un minuscule problème : je ne me suis jamais proclamer ainsi.

— Tu as besoin d'aide, Troy ?

Je papillonne des yeux devant James.

— Je pourrais t'arracher la joue dans un faux mouvement. Ça vaut mieux.
— Ce n'est pas compliqué. Utilise la partie forte de ta canne pour faire balancier. La force brute est très superflue, ici. (Je singe sa position.) Plus bas, ta main gauche. Et relève ton pouce. Maintenant, place ta canne par-dessus ton épaule... et lance !

Dit-il en envoyant sa ligne à dix mètres. Je me relève, place ma main en visière devant mes yeux, repère le flotteur sur le fil de l'eau. Des remouds accompagnent le point d'impact, la myriade de ronds s'agrandissant jusqu'à atteindre les côtes.

Simple comme bonjour.

Je répète ses directives en les appliquant. D'abord, les deux mains sur le manche. Le pouce gauche relevé, mes pouce et index droits serrant la canne en étau. Je donne de l'élan, vise à l'horizon, plisse mes yeux et...

— AAAAAAAAAAAAAAAAAAAH ! MA JOUUUUUUUUUUUUUUUE !

Merde.

Merde, merde, merde.

Je me retourne. À l'autre bout du fil de pêche, Busu gueule au martyr. Monsieur Mime confine son envie d'aider le dresseur au faciès facétieux sous peine de le défigurer.

Je lâche ma canne, lève les mains en l'air.

Mauvaise stratégie.

J'accuse James de l'index, l'air innocent.

— Sérieusement, Troy ?
— Désolé, j'ai paniqué.

Une émeute éclate dans les gradins, entre deux pochtrons. Un octogénaire agite sa main en mousse « OSSATUEUR RULES » près du nez d'un compère ayant connu la guerre ; il protège son tee-shirt « Comme un Guériaigle. Comme un Guériaigle. Dans la ville. Dans la ville. ~~ » en levant ses deux poings, prêt à convaincre son Némésis.

— OOOOOH ! ET LA RENCONTRE SE POURSUIT MÊME DANS LES GRADINS ! FÉLICITATIONS À NOS PARTICIPANTS QUI OFFRENT UN SPECTACLE IN-CRO-YA-BLE ! DE QUOI DONNER DU PEPS À NOS HABITUÉS DES BANCS DE TOUCHE ! Bon, par contre, continue-t-il plus bas, ça fait un avertissement pour vous, Troy O'Bowen.

Simple comme bonjour ?

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Ça s'agite, en face. Nathaniel et John s'acharnent l'un sur l'autre sans aucun remord ; mais c'est de bonne guerre. Si j'avais un plan d'action efficace, là, sur le champ, je l'aurais mis à exécution. Mais mes neurones sortent les rames.

L'arbitre me surveille. J'hésite à sortir mon équipe pour saboter le camp adverse, mais ce serait la disqualification d'office. Peut-être que James, lui, pourrait nous aider.

— Dis...
— Non, je ne tricherais pas.

Il remonte sa ligne, attrape son poisson, le jette dans son seau parmi trois confrères trop gourmands pour leur bien. Il renfile un appât au bout du hameçon et balance sa canne en avant, l'air de gérer la situation. Je zieute du côté de la Rune : le blondinet balance des cadavres de poisson sur la rive, de l'eau jusqu'à sa taille.

— Monsieur l'arbitre, c'est de la triche ! Regardez ce qu'il est en train de faire !
— Désolé Troy O'Bowen, les règles sont les règles, et elles n'interdisent pas ce genre de pêche atypique. Nous sommes à Mhyone : la terre de l'ouverture d'esprit !
— Grmhhrrmhh... je t'en foutrais de l'ouverture d'esprit, moi...

On ne se décourage pas. J'ai de la bouteille. Et au lieu de la balancer à la mer, je vais l'utiliser pour tirer mon épingle du jeu. Non. Pour tirer mon épingle de la botte de foin qui se dresse sur le chemin de la victoire. Ils veulent tricher ?! Qu'ils trichent ! L'Histoire se souviendra de l'Emblème comme le groupe des deux pêcheurs ayant gagné par la seule force de leurs bras, la résistance de leur canne, la tension de leur fil, et la turgescence des vers se baladant au bout de leurs hameçons !

Je balance ma ligne à l'horizon. Un lancer parfait. Noté dix sur dix par le jury du tournoi de pétanque de Viridia. Une courbe logarithmique. Pas une once d'hésitation. Un boulet de canon transperçant la coque d'un navire de guerre. Pffffffiooooooou.

Et... toc ?

Pas de plouf ?

Un lumière intense surgit depuis la rivière. L'eau réverbère l'éclat pour nous aveugler. Je plisse les yeux, place ma main devant mes yeux. Le public lâche un gémissement de surprise général. Le présentateur en perd sa voix. Et puis...

Plus rien. Plus de lumière.

Mais une gigantesque ombre se profile sous mon flotteur.

De plusieurs mètres.

Tel un serpent.

Avec des écailles.

Des écailles... rouges ?

— TOUS AUX ABRIS ! beuglé-je en lâchant ma canne. IL Y A UN LEVIATOR !

Un temps pour l'incompréhension ; un autre pour la panique. La foule se bouscule, coude contre coude. Elle enjambe les maladroits tombés sur le champ de bataille. Parfois, quelqu’un trébuche pour ne jamais se relever, les dizaines de taureaux paniqués faisant fi de toute éthique tant qu’ils survivent au danger.

Je me dresse face au mastodonte marin, lève ma veste de costume, empoigne une pokéball, la fais grandir au creux de ma paume. Le serpent enragé se lève depuis les eaux, des gouttes ruisselants le long de son armure d'écailles rouges pétantes. Il hurle. Vers le présentateur. Et une drôle de lueur commence à émaner de sa gueule.

Oh... merde.

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Le colosse s'élève dans les airs, tonitruant, ses écailles se fracassant contre les gradins sans aucun répit. Il hurle à s'en déchirer les entrailles, arpente le champ de bataille terrestre, balance sa queue autour de lui, sème le chaos dans son sillage.

J'appelle Ectoplasma et Nidoqueen à l'aide dans un éclair combiné. Leurs silhouettes se façonnent ; ils sont déjà au courant de ce qu'il se passe sur place, prêts à l'actions.

— Ectoplasma, Hypnose ! Nidoqueen, maitrise-le ! Dracochoc !

Le spectre lévite vers la tête du léviathan ; ses yeux dorés grossissent pour capter son attention. Le bras de mon équipe enfonce ses pattes dans l'herbe, le corps en avant, les bras en arrière ; une lumière violette, instable, apparait dans sa gueule.

Puis, Pamplemousse arrive. Dans un halo de foudre. Des gerbes de foudre émanant de lui. Un flux constant d'attaques se percutent contre le Léviator. Le serpent s'agite. Une fois. Deux fois. Mais abandonne bien vite le combat en s'effondrant sur le côté.

Sur notre côté.

— NIDOQUEEN, PLAQUAGE SUR JAMES !

Je gravis la colline écailleuse et y plante mon drapeau. Pas celui de l'Emblème, non ; celui de Troy O'Bowen, opportuniste invétéré dont les trop nombreux sacrifices portent enfin leurs fruits. La femelle charge mon rival de circonstance ; le spectre rejoint mes côtés, poings fermés, prêt à affronter quiconque voudra s'approcher.

Je désigne le présentateur de l'index, le charisme en poupe, une brise projetant mes cheveux en arrière, dégageant mon front.

— J'ai remporté ce tournoi, présentateur ! Que le pêcheur Bob m'en soit témoin, je suis digne d'accepter son héritage ! Moi, Troy O'Bowen, jure de chérir cette relique au quotidien, et de la transmettre à mon tour à l'élu de la prochaine génération !

Ectoplasma hoche la tête. Il lévite à ma hauteur, les bras croisés. Nidoqueen se débat avec le Draco épicé de James, tous les trois en mauvaise posture.

— Ça... ça y est, c'est fini ? dit-il en se relevant de sa position latérale de sécurité.

Il lorgne le terrain dévasté, la quintessence de l'incompréhension dans le regard, puis ancre son regard sur le Léviator vaincu. Il époussette son micro, le porte à ses lèvres.

— Il... semblerait que nous avons un vainqueur, alors. N'EST-CE PAS, PUBLIC ?!

Il se retourne. Personne ne lui répond. Car il n'y a personne. Seulement le néant.

— ... Un tournoi atypique, en effet... Je suppose que tu as gagné la canne, alors. Je crois. Je ne sais plus vraiment où j'en suis. Où est-elle, d'ailleurs ? Je l'avais posée...

Sur le bureau. Il l'avait posée sur le bureau. Le bureau dévasté par le Léviator. Celui qui est en miettes, près des gradins. Avec l'éclat doré de fragments de relique.

Et meeeeerde...

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